La rougeole

Qu’est-ce que la rougeole pour vous ? Il est bon de se poser la question un instant avant de poursuivre l’écriture ou la lecture.

Pour moi, jusqu’à il y a peu de temps, c’était une maladie infantile, éradiquée et plutôt bénigne. Une maladie contre laquelle je n’ai pas vacciné mon fils encore bébé puisqu’elle avait disparue et qu’elle était facile à soigner. J’ai fait le choix, à une époque, de ne pas vacciner. Choix possible d’occidental(e).

La rougeole pour moi aujourd’hui c’est une maladie, dont un enfant vivant dans la même rue que moi, peut mourir.

Depuis quelques mois, j’entendais vaguement qu’une épidémie de rougeole était présente à Madagascar. Mais en bonne vazaha que je suis, vivant dans les conditions qui sont les miennes et avec mes connaissances minimales en matière d’hygiène, de santé et l’accès aux soins dont je peux bénéficier si besoin, je ne me sentais pas très concernée par cette épidémie. Et puis la semaine dernière, les autorités sanitaires malgaches ont lancé une campagne de vaccination obligatoire et gratuite pour tous les enfants de 9 mois à 9 ans afin d’enrayer l’épidémie. J’ai donc accompagné toute ma classe « à la piqûre » mercredi dernier. Ce type d’action n’existe plus dans les écoles françaises depuis bien longtemps. Je l’ai vécue moi-même, élève, mais elle a été abandonnée.

Voilà, mon histoire avec la rougeole aurait pu s’arrêter là.

Mais hier, vendredi, en rentrant du travail, presque arrivée, j’ai vu des hommes clouer des planches devant une maison. Il n’est pas rare de voir des gens bricoler dehors. Au premier regard, seul mon œil a vu. Et puis quelques mètres plus loin, mon cerveau a réalisé que ce qu’ils fabriquaient était sans doute un cercueil. Un petit cercueil.

Arrivée à la maison, j’ai appris qu’un enfant de 3 ans était mort la veille de la rougeole. Et l’instant d’après, que son petit frère d’un an, était malade lui aussi. Et puis voilà, c’est tout. A Madagascar, on énonce des faits mais on ne s’étend pas sur la tristesse, le désespoir, la colère ou la révolte que l’on peut ressentir à la mort d’un enfant.

Assez vite et sans trop parler, nous nous sommes rendus compte que, tous les deux, nous ne pouvions pas poursuivre tranquillement nos activités tout en sachant que juste à côté de chez nous, une maladie que nous considérons, à tort sans doute, comme bénigne, menace des enfants.

Plus tard dans l’après-midi, nous sommes donc partis avec Angèle, notre médiatrice et traductrice pour rencontrer la famille. Ils nous ont expliqué d’abord que 3 autres enfants étaient encore malades, puis, qu’ils ne pouvaient pas payer de soins. Ils nous ont dit aussi qu’ils craignaient de se rendre au dispensaire. Ils y avaient emmené le garçon malade, on lui a fait une piqûre, puis il est mort.

Nous avons proposé de les accompagner le lendemain, avec leurs parents, chez un médecin que nous connaissons et de payer les soins. Ils ont accepté. Rendez-vous à 8 heures.

Ce matin, nous sommes partis tous les deux. Angèle nous a accompagné à la demande de la famille : « Ils ont peur si je ne suis pas là. » Ah bon ? Et que ressentirais-je si j’avais perdu un enfant et que de complets inconnus me proposaient de m’accompagner chez un médecin que je ne choisirais pas pour payer les soins de mon enfant ? Je n’ai pas la réponse, mais la situation est tout de même tordue …

Cela dit, même si le contexte est terrible, il y a toujours des petites notes drôles ou au moins étonnantes dans ce pays. Nous avons ouvert la porte du « vazaha bus » et puis, à l’intérieur, ils y ont assis un enfant, puis un deuxième, puis un troisième, un quatrième et encore un cinquième. Nous avons tout de même rappelé qu’on nous avait parlé de 3 enfants : « Non, en fait c’est 4. Le cinquième vient aussi car il ne peut pas rester sans sa maman. » OK. Ensuite sont montées trois dames ; deux jeunes et une plus âgée. Les mamans des enfants et leur propre mère. Une des maman n’avait pas fini de se préparer. Pas grave. Elle est montée en soutien-gorge et pagne et a terminé de s’habiller en route. Pudeur dans les paroles et les sentiments mais pas dans le rapport au corps.

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Nous sommes allés chez le médecin. Nous avons acheté un carnet de santé pour chaque enfant puis la consultation a eu lieu. Les quatre enfants ont bien eu la rougeole mais elle est en voie de guérison pour chacun. Les deux plus grands, de 3 et 4 ans souffrent d’une complication en otite infectée : antibiotique. Un petit de 2 ans est guéri mais il est fatigué, malnutri et trop chétif : vitamines. Montant de la consultation et des médicaments pour tout le monde : 30 000 Ariarys, environ 8 €. Le plus petit de 1 an, par contre, souffre d’une complication plus sévère : affection des poumons, déshydratation et diarrhées. Le médecin nous explique, en français d’abord, qu’étant donné la situation et le décès du grand frère, il ne faut pas prendre le risque de laisser cette maman perdre un autre enfant. Dans d’autres conditions, elle aurait suggéré un suivi à domicile mais là, il est préférable d’hospitaliser l’enfant en pédiatrie. Acceptons-nous, avant qu’elle en parle à la maman ? Nous avons accepté, la maman aussi.

Retour à la maison en « vazaha bus » pour Elizabeth, Franco et Marcello. Et poursuite du parcours pour Emilio, sa maman Marie-Louise, sa grand-mère Florette et moi. Parcours de soins ou parcours du combattant ?

Le CHU de Mahajanga est un grand hôpital, composé de plusieurs bâtiments, certains anciens, d’autres plus récents. Nous avons rejoint le service de pédiatrie où 3 jeunes internes nous ont reçus. Emilio a été pesé, mesuré, examiné puis une analyse de sang a été prescrite.

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Avant de le faire, je suis allée avec sa maman jusqu’au laboratoire pour aller chercher les tubes et les seringues, puis pendant qu’elle rapportait tout ça en pédiatrie, je me suis rendue à la caisse pour régler le coût du matériel et de l’examen de sang. Ensuite seulement, celui-ci pourrait avoir lieu. Quand je suis arrivée, Emilio était avec sa grand-mère dans une salle de réanimation. « Il n’y a plus de chambres. Et il a besoin d’oxygène, mais nous devons attendre que le médecin de garde arrive pour confirmer. Et l’oxygène n’est pas là. Il va arriver. C’est comme ça dans cet hôpital. C’est comme ça dans les pays sous-développés. Non, pardon, en voie de développement. » Une ordonnance était prête pour pouvoir administrer au bébé une solution de réhydratation. « Vous devez aller acheter tout ça à la pharmacie et le rapporter ». Je m’y suis donc rendue, un sérum manquait. J’ai payé et pris les 4 gants d’examens, les seringues, le pansement, les tubes et le reste puis je suis revenue. L’interne était en train de rédiger une nouvelle ordonnance pour l’oxygène, elle y a ajouté un produit pouvant remplacer le sérum manquant. « Je dois retourner là-bas ? Mais combien de fois encore ? Vous ne pouvez pas tout prescrire en une fois ? » Apparemment, non. L’impatience est un sentiment vazaha.

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Me voilà donc repartie pour la pharmacie puis de retour, avec cette fois le matériel pour la mise sous oxygène et un sirop manquant. Cela m’a permis de prendre conscience qu’il n’y a pas de ligne téléphonique entre les différents services, ni, évidemment, d’informatique faisant apparaître l’état des stocks de médicaments. La bouteille d’oxygène est arrivée en même temps que moi, provenant d’un autre service, j’imagine.

Là, l’interne a demandé à me parler dans le couloir. Elle m’a dit : « Dans la chambre à côté de celle d’Emilio, il y a un autre bébé qui souffre aussi de dyspnée, il est dans un état plus grave et a vraiment besoin d’oxygène urgemment, mais sa famille n’a que la moitié de la somme pour les soins. Est-ce que vous pouvez les aider ? » Là, je me suis concentrée pour ne pas pleurer. Et j’ai dit : « Vous savez, j’aimerais beaucoup pouvoir aider tout le monde. Mais je ne peux pas. Alors ne m’envoyez pas tous les malades du service. Je vais aider cette famille, je vais accompagner le papa à la pharmacie et compléter ce qu’il ne peut pas payer, mais ce sera tout. Si je pouvais aider tout le monde, je le ferai, mais je ne peux pas. » Je suis donc repartie à la pharmacie pour la troisième fois, il me manquait encore un sirop, de toutes façons. Durant toute la durée du trajet à pieds, nous n’avons pas échangé un mot. Je ne sais pas si le bébé est une fille ou un garçon, je ne sais pas comment il s’appelle, ni le prénom de son papa. J’ai juste payé les 10 100 Ariarys qui manquaient.

Puis je suis retournée en pédiatrie. Emilio était sous perfusion de solution de réhydratation. Les choses allaient suivre leur cours pour les heures à venir. Mais ensuite ? Pour les soins suivants ? J’ai décidé, en accord avec l’interne, le médecin de garde et la maman de leur laisser 40 000 Ariarys. Ce qui devrait suffire pour la journée d’aujourd’hui et peut-être celle du lendemain. J’ai bien insisté sur le fait que cet argent était destiné aux soins pour l’enfant et que je voulais voir les factures. J’ai aussi demandé à Marie-Louise et Florette de me faire la liste de ce dont elles ont besoin pour leur séjour à l’hôpital. J’irai voir leur famille pour qu’on leur prépare un paquet. Mais d’abord, je dois retourner acheter de l’eau minérale, des gobelets plastique et un complément alimentaire infantile pour Emilio qui est dénutri. Sa maman va m’accompagner puis reviendra avec le tout. Et demain, je reviendrai. Pour poursuivre ce qui a été commencé …

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« Ah, au fait, Madame… » me dit l’interne. « – Pouvez-vous aussi leur laisser un peu d’argent pour les toilettes ?

– C’est à dire ?

– Si elles ont besoin d’aller aux toilettes. C’est payant.

– …

– Oui.

– Écoutez, justement je dois aller aux toilettes avant de partir, Marie-Louise va m’accompagner, je verrai avec elle. » J’ai pu constater que c’était vrai. La douche aussi est payante. C’est très propre.

Hier, quand nous avons pris notre décision de proposer notre aide, nous avions bien conscience d’ignorer complètement dans quoi nous nous engagions. Aujourd’hui, nous nous apercevons que nous avions raison, nous étions dans l’ignorance complète.

Aujourd’hui, j’ai pu me confronter à un système de soins où tout est payant, sans sécurité sociale, sans CMU, sans mutuelle …

Aujourd’hui, j’ai accompagné une mère qui venait de perdre un enfant et qui n’avait d’autre choix que de laisser à une inconnue le pouvoir de décision sur les actes médicaux dont bénéficierait ou non son bébé.

Aujourd’hui, j’ai du retenir mes larmes en la voyant contempler fixement, le regard perdu, la porte de la salle où sa propre mère accompagnait son bébé, car elle n’en avait pas la force. Mais elle, elle n’a jamais pleuré.

Aujourd’hui , j’ai quand même pris des photos. C’était sans doute déplacé dans ces moments. Mais en les vivant, en marchant en plein soleil, pour aller, pour la quatrième fois, à la pharmacie de l’hôpital, je me disais : « Les gens ignorent tout ça. Ils ne l’imaginent même pas quand ils entrent à l’hôpital, posent leur carte vitale sur le comptoir et repartent après les soins. » Et c’était un moyen pour moi d’ancrer encore plus cette réalité.

Aujourd’hui j’ai passé 7 heures avec ces femmes, sans même connaître leurs prénoms. Je leur ai demandé en partant.

Aujourd’hui, nous n’avons pas parlé. Elles non plus ne se sont pas parlées. La résignation ? L’incompréhension ? L’attente ? La pudeur ? Moi, je n’avais rien à dire.

Aujourd’hui j’ai agi. Poussée par mes sentiments et ma « conscience ». Mais si je prends du recul, comment juger cette situation ? Si je me mets à la place de Marie-Louise, que puis-je penser ou ressentir ?

Aujourd’hui nous avons commencé quelque chose. Nous allons terminer. Mais où cela s’arrête-t-il ? Quand ?

Et si demain une autre famille vient frapper à la porte pour le même genre de motif ?

Les sommes que nous avons engagées ne sont pas encore importantes pour nous mais il est évident qu’il est absolument impossible pour beaucoup de familles de payer ce genre de soins. Nous en sommes déjà à plus d’un mois de salaire minimum malgache. En une seule journée.

Aujourd’hui Madagascar nous a dit : « Tonga Soa ! Ouvrez les yeux. Bienvenue dans la réalité ! »

 

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Pour avoir des nouvelles des enfants, c’est par là.

6 réflexions sur “La rougeole

  1. Mon dieux, je suis toute remué de te lire. Effectivement nous nous rendons pas compte de la chance que l’on a, et de ce qu’il ce passe dans les pays sous développés. En tout cas ton geste est juste magnifique, merci S pour ce que tu fais pour cette famille, dieu te le rendra🙏❤️

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  2. Mème si nous savons que la misère existe, nous sommes encore loin de la réalité.Nous nous sentons désarmés et dépassés. Nous n’avons pas le droit de nous plaindre,nous qui vivons dans le »confort » de nos pays riches. Merci de nous faire partager cette souffrance, et de nous aider à nous interroger sur ce que nous pouvons faire pour l’humanité.

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  3. Une pensée depuis la france où pour certains, la rougeole est toujours une maladie infantile bénigne. Merci pour ce partage qui rappelle que ce n’est pas le cas, et pour ce témoignage laissé sur ce qu’est la vie de certains, sur la dureté des conditions. Belle expérience que vous partagez, qui même si elle est profondément triste, a le mérite de rappeler la réalité à Madagascar, comme en bien d’autres endroits.

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  4. La réalité de Madagascar. Ile chère à mon cœur, où chaque séjour est un enchantement mais aussi une révolte au fond de moi. Mon papa vit à Toamasina, une ville agréable et dure à la fois.
    On espère toujours que les choses changeront.
    Mon fils a vu la réalité de la vie pour d’autres enfants et ça l’a changé. Il m’a dit : « je suis chanceux de vivre en France. »
    Merci pour eux, merci à vous !

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  5. Aie!! la piqûre de rappel est douloureuse mais nous vous reconnaissons bien dans ces belles actions d’Humanisme. Pour les achever reste le plus difficile,
    convaincre et faire instruire cette jeune maman de 23 ans des bienfaits de la contraception.
    Bisous.

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